Stéphane Audoin-Rouzeau [Paris] (2006)

Extrait FSKL Numero 92

J' ai été fort embarrassé lorsque Victor Coelho et Benoît Robert m'ont demandé, pour FSKL, une petite contribution sur ce thème qui poursuit chacun de nous depuis notre  50e anniversaire : «transmettre  ».  Que dire en effet, dès lors que l'on considère que l'on a soi-même aucun conseil à donner sur la manière d'organiser la transmission au sein de l'Ecole qui est la nôtre? Un peu de pratique m' a pourtant fourni une idée, au cours du stage technique régional organisé par Victor à Orléans en janvier dernier (2015 NdlR),  qu'il m'avait invité à diriger. 

Au fil des entraînements, deux questions portant sur le passé me sont progressivement apparues : «  Comment Daniel Chemla transmettait -il  ?  »  ;  «  que transmettait -il  ?  » 

Curieusement, c'est plus de quarante années après mes débuts  à  FSK, sous sa direction, que ce qu' il transmettait  et la manière dont il le faisait me revient avec le plus de netteté. Je ne parle  ici que pour mon propre compte, c' est à dire pour les années qui se sont écoulées du début  des années 1970 jusqu'au départ de Daniel aux Etats-Unis, au début de  la  décennie  suivante: nous  restons assez  peu nombreux, aujourd'hui, à avoir bénéficié durablement de cette transmission là.
Commençons par dire que la transmission en  question était plutôt  rugueuse: c' était à chacun, au  début, de se hisser pas à pas au niveau minimal permettant de se voir transmettre l'enseignement de  Daniel, de tenter d'accrocher son wagon à un train apparemment aveugle, et qui avait pour habitude de passer  sans  beaucoup s' arrêter. Ainsi  par  exemple : les exercices que proposait Daniel en début de cours s'enchaînaient vite, si vite parfois ue l'on en avait changé avant  même d' avoir commencé  de réaliser ce dont il était question. Quant aux commentaires, ils étaient sans  indulgence  aucune,  je  prie chacun de  le croire.Bref,  la  chose était d' emblée parfaitement  claire : la transmission par Daniel de l'immense  savoir que  recèle notre Ecole, via maître  Ohshima, devait se mériter, et voilà tout. Et lorsque l'on était peu doué, mieux valait  se montrer assez patient.
En y réfléchissant et en  laissant les images de l'enseignement de Daniel remonter à ma mémoire, comme elles le font avec de plus en plus d' intensité à présent, je me  rends  compte  que  bon nombre  d' exercices  pratiques transmis par lui ont souvent disparu de nos entraînements, et c'est pourquoi j'ai eu tant de plaisir à en proposer certains à Orléans, en janvier dernier. Des exercices souvent très  pédagogiques, permettant  de comprendre, ou tout au moins d'approcher de biais, des choses plus difficiles à aborder de front. Par exemple, ce kumité dans lequel Daniel excellait: un combat à longue distance où les adversaires pratiquent uraken de manière symétrique ; une sorte d' hybridation  du  jyu-ippon-kumité  et  du  jyu-kumité  à longue  distance, dont la pratique permettait de mieux comprendre le premier et le second. 
Mais la transmission par Daniel n'était pas seulement affaire de pédagogie, d'éducatifs et d' exercices spécifiques. Tout  autant, elle était une pratique avec lui, au  titre d'adversaire. Ce qui me frappe beaucoup aujourd'hui , en y repensant, c'était l'incroyable netteté de sa mise en place. En un instant, son visage n'exprimait plus rien, tandis que son « accroche » sur vous était si mordante qu'elle ne vous laissait aucun répit. Le coup suivait immédiatement, au prix d'une surprise souvent totale.

J' ai souvenir d' une autre transmission : celle de son kata favori, Jutte.  Lors de l'un de ses retours en France, au cours des  années 1990, Daniel avait accepté de donner un entraînement «privé» à quelques-uns de ses juniors travaillant le kata en question. Je n'oublierai jamais ce moment, qui fut  pourtant assez bref. Il n'y eut, je crois, pas la moindre explication technique de sa part : en tête du petit groupe, Daniel enchaînait tout simplement son Jutte habituel. Sa vitesse d' exécution était inouïe, empêchant quiconque de suivre son rythme personnel ; quant à la violence mise dans chaque geste de  ce kata pourtant purement défensif, elle était presque effrayante. Si je pense avoir senti ce jour-là à quel point un Jutte de ce type me serait à tout jamais inaccessible, je continue pourtant de le pratiquer, pour cette seule raison peut-être que Daniel le transmettait.  

Stephane Audoin-Rouzeau